Félix Tshisekedi a reçu ce lundi 9 novembre 2020 le Dr Denis Mukwege, dans le cadre des consultations initiées par le Président de la République. Dans le mémorandum lui adressé, le prix Nobel de la paix 2018 a notamment insisté sur l’élaboration du rapport Mapping 2 pour juger le auteurs des crimes commis de 2003 à nos jours; mais aussi la création du Tribunal International pénal pour la RDC, en vue de juger les crimes commis au pays.
Mémorandum du Dr Denis Mukwege à Monsieur le Président de la République, Félix Tshisekedi à l’occasion des « consultations nationales ».
Bukavu, le 07/11/2020
Les problèmes de la RD Congo et leurs solutions sont connus depuis plusieurs années. Les grands défis de notre pays ont été documentés par des nombreuses personnalités et organisations tant nationales qu’internationales. Ce qui a toujours fait défaut, c’est la volonté et le courage politique des dirigeants à toutes les échelles de la gouvernance à mettre en œuvre des mesures ambitieuses et efficaces en vue d’impulser le changement qu’exige la situation dramatique du pays et à la hauteur des attentes de nos populations.
Notre pays va mal. La misère de la population est insupportable. Dans ce contexte, une énième consultation n’a de sens que si elle s’attaque enfin aux problèmes urgents et prioritaires sans s’enliser dans des palabres interminables et les dialogues de sourds observés dans le passé.
Plusieurs organisations et personnes-ressources conviées à ces consultations ont fait ou feront des propositions pertinentes dans divers domaines de la vie politique, économique, sociale et culturelle de notre nation.
Dans le but d’éviter des redondances, notre contribution insistera essentiellement sur l’impérieuse nécessité de lutter contre l’impunité et l’urgence d’ériger la justice comme un pilier majeur d’un Etat de droit ainsi qu’un levier d’une paix véritable et durable sans laquelle aucun développement n’est envisageable.
Dès à présent, il faudrait jeter les bases de ce changement en imposant une rupture avec les antivaleurs, les pratiques de corruption, le système qui nous a conduits au chaos actuel, et les hommes qui se sont compromis dans différents crimes de par le passé. Car, ce n’est pas avec ceux qui ont détruit notre pays, ceux qui ont été à la base de l’insécurité actuelle que nous résoudrons les crises auxquelles nous sommes confrontés et que nous bâtirons un avenir meilleur.
La lutte contre l’impunité dans notre pays passera par l’application des recommandations du Rapport Mapping des Nations Unies sur les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003. Ce rapport exhorte les autorités congolaises à recourir aux instruments de la justice transitionnelle pour baliser le chemin de la réconciliation et de la paix. Par ailleurs, la gravité des crimes commis dans notre pays, depuis 1990 jusqu’aujourd’hui, invite notre Gouvernement à saisir le Secrétaire Général des Nations Unies et solliciter au Conseil de sécurité la mise en place d’un Tribunal Pénal International pour la RDC afin de juger les auteurs nationaux et étrangers, étatiques et non-étatiques de ces atrocités.
Le décollage de notre pays restera hypothétique sans des réformes institutionnelles ambitieuses, courageuses et profondes qui devraient inclure la réforme des secteurs de la sécurité (police, armée, renseignements…), de la justice (Cour Constitutionnelle…), et de la CENI. Sans ces réformes, nous ne serons jamais dans un Etat de droit et les crises à répétition plongeront inlassablement le pays dans le chaos.
Il est capital que les institutions de la République soient apolitiques et professionnelles afin d’éviter que des groupes d’intérêt politiques, économiques, sociaux et ethniques ne continuent à se les disputer et à faire main basse sur elles.
Monsieur le Président de la République, nous sommes persuadés que si vous même, avec le Gouvernement congolais vous vous engagez dans cette voie, non seulement notre peuple sera avec vous, mais également vous bénéficierez du soutien de la communauté internationale.
Comme disait Frantz Fanon, « Chaque génération doit, dans une relative opacité, trouver sa mission, l’accomplir ou la trahir ».
Excellence Monsieur le Président de la République,
Nous tenons d’abord à saluer votre initiative de lancer des consultations en vue de créer une union sacrée au sein de la Nation », et vous remercions pour votre volonté de nous y associer avec cet esprit d’ouverture et de dialogue avec la société civile.
Dès votre investiture à la tête de l’Etat, vous avez manifesté la volonté de mettre un terme aux antivaleurs, qui entravent les efforts pour consolider l’Etat de droit et minent toute perspective de développement social et économique durable. Ces antivaleurs sont souvent associées au climat d’impunité qui prévaut largement dans notre pays et à la corruption qui gangrène la majorité de nos institutions.
En outre, vous avez déclaré être prêt à donner votre vie pour restaurer la paix à l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC), bien conscient qu’il est prioritaire de mettre fin aux cycles de violences et aux conflits dont nous sommes tristement témoins des conséquences depuis plus de 20 ans à l’Hôpital de Panzi.
Alors que notre pays accueille depuis plus de 20 ans l’une des plus grandes missions de maintien de la paix des Nations Unies et qu’une multitude d’accords de paix ont été signés, force est de constater que les tentatives de solutions sécuritaires et politiques de ces dernières décennies ont systématiquement failli à protéger les populations civiles et à instaurer la paix. C’est notamment en raison du fait que les accords politiques ont sacrifié la justice en intégrant l’indiscipline dans nos forces de défense et de sécurité par le biais de processus de mixage et de brassage, de programmes de Désarmement Démobilisation Réinsertion bâclés et en accordant des promotions à ceux qui devraient répondre de leurs actes devant la justice nationale ou internationale.
Alors que les autorités congolaises et les Nations Unies cherchent à s’entendre sur une stratégie de retrait graduel et sous conditions de la MONUSCO, il nous semble primordial de mobiliser toutes les énergies pour profiter de la présence de la communauté internationale en RDC pour avancer enfin sur le chemin de la paix durable par la justice.
C’est dans ce contexte que nous avons salué votre communication lors du Conseil des Ministres du 7 août 2020 où vous avez instruit le gouvernement de mettre le dossier de la justice transitionnelle à son agenda. Cette communication ouvre la voie à la mise en œuvre des recommandations du rapport Mapping des Nations Unies sur les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003, qui invitent les autorités congolaises à avoir recours à tous les outils de la justice transitionnelle avec le soutien de la communauté internationale.
Dans le même esprit, le Secrétaire Général des Nations Unies a encouragé dans son rapport du 21 septembre 2020 sur la RDC, l’adoption d’une stratégie nationale de justice transitionnelle qui permettrait de lutter contre l’impunité et de rendre justice aux victimes des crimes les plus graves.
L’expression de votre volonté politique et l’exhortation du Secrétaire Général s’inscrivent dans un élan très large de la société civile congolaise et des mouvements citoyens qui ont manifesté
pacifiquement par milliers à l’occasion du 10e anniversaire de la publication du rapport Mapping ce 1er octobre pour réclamer la fin de la l’impunité et la mise en place d’un Tribunal Pénal International pour la RDC et/ou des Chambres spécialisées mixtes au sein de l’appareil judiciaire congolais.
En outre, diverses confessions religieuses, dont l’Eglise du Christ au Congo et la Conférence Episcopale Nationale du Congo (Eglise catholique), ainsi que la diplomatie européenne, canadienne et américaine ont également insisté récemment sur la nécessité d’établir des mécanismes de poursuites et de jugements internationaux ou internationalisés en vue de garantir l’indépendance et l’impartialité dans l’administration de la justice pour les crimes du passé et du présent.
Nous sommes convaincus que le climat d’impunité dont bénéficient les auteurs des crimes les plus graves explique en grande partie que l’instabilité et les graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire se poursuivent jusqu’à aujourd’hui dans de nombreuses Provinces du pays.
Telle est la raison pour laquelle nous pensons donc qu’il est prioritaire pour l’avenir de la Nation de mobiliser une forte volonté politique pour élaborer une stratégie nationale de justice transitionnelle et la mettre en œuvre dans les meilleurs délais, avec le soutien de la communauté internationale.
Cette stratégie devrait inclure des mécanismes judiciaires et non judiciaires permettant à la société de remédier à son lourd héritage de crimes de masse et de garantir aux victimes leurs droits à la justice, à la vérité, à des réparations et à des garanties de non renouvellement des atrocités. Mais aussi, une réforme profonde du secteur de la sécurité et une mise à l’écart des agents de l’Etat qui ont été impliqués dans des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire et dans des activités de corruption à grande échelle.
L’élaboration de cette stratégie nationale holistique de justice transitionnelle devrait de préférence s’appuyer sur l’expertise technique du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme et du Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l’homme en RDC pour s’inspirer des meilleures pratiques et des standards internationaux. De plus, nous plaidons pour que ce processus de justice transitionnelle assure une participation effective des victimes, y compris des survivantes de violences sexuelles, dès sa conception jusqu’à sa mise en œuvre.
Enfin, nous vous exhortons à formuler une demande officielle au Secrétaire Général des Nations Unies pour soutenir l’établissement d’un Tribunal international et des chambres spécialisées mixtes en RDC.
Monsieur le Président,
Le temps est venu pour restaurer notre dignité, pour dire la vérité, pour rendre justice à nos millions de morts et aux survivants, mais aussi pour prévenir le non renouvellement des abus, des violations des droits humains et du droit humanitaire commis sur notre territoire par des acteurs étatiques et non étatiques, congolais et étrangers.
En vous remerciant d’avance pour les démarches que vous entreprendrez pour mener à bien le processus de justice transitionnelle qui, nous l’espérons plus que tout, permettra de mettre fin à l’impunité et de consolider la paix en RDC, nous vous prions d’accepter, Excellence Monsieur le Président de la République, notre considération distinguée.
Dr. Denis Mukwege
Prix Nobel de la Paix.