Intervenons-nous

Le vendredi 2 août 2024, tous les feux des projecteurs étaient braqués sur Kisangani, une mégapole cosmopolite provinciale, devenue la capitale de la RDC, le temps d’une commémoration pompeuse et grandiose. Une très forte et haute délégation gouvernementale avec à sa tête Madame le Premier Ministre accompagné de 16 ministres s’est déplacée à Boyoma, martyre ou plutôt symbole de la barbarie humaine et de la résistance à la sauvagerie.

La Présidence de la République n’était pas en reste, avec une délégation pléthorique d’environ 170 personnes ! L’événement en valait la chandelle, que dis-je ? Il méritait la saignée du Trésor public. Certes, que tout le gratin kinois se déplace à Kisangani, ville oubliée, sans électricité, sans voiries et presque coupée du reste du pays, il y a de quoi se réjouir, que dis-je ? Se féliciter que la république puisse enfin prendre conscience de la souffrance de ses citoyens meurtris et débuter une thérapie collective pour la guérison des blessures et traumatismes graves du passé, mais qui se perpétuent allégrement. Bien mieux, il y a surtout de quoi être fier de la nation qui se souvient soudain de ses fils et filles martyres de la barbarie des armées rwandaises, ougandaises et des rebelles/miliciens armés de tous bords. Les défunts ne sont pas morts pour rien, ils ne sont pas oubliés. Il était temps. Les blessés, les mutilés, les victimes de viol, etc. n’ont pas souffert dans leur être pour rien. Ils sont reconnus comme victimes par la nation tout entière. Enfin ! 

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Cependant, il y a encore du chemin à parcourir, un très long chemin devant nous. Et pour cause, l’Etat n’assume pas pleinement ses responsabilités. Les premiers millions versés par l’Ouganda, soit quelque 195 000 millions de dollars américains, se sont massivement volatilisés. Au grand dam des victimes irritées et en colère. Pour calmer cette grogne, le temps de la commémoration, il a fallu trouver des coupables et les jeter en pâture à la vindicte (judiciaire voire populaire). Accusés de détournement, les dirigeants du FRIVAO, de la SNEL et même de l’OVD ont été dénoncés publiquement et mis à la disposition de la justice, mais pas les gros poissons ou plutôt grandes poches kinoises (ayant ravalé l’essentiel des fonds). Ce fait est vécu comme une grande humiliation par les concernés, temporairement détenus au parquet général avant d’être relaxés sous une forte pression conjuguée de la hiérarchie ecclésiastique catholique et de la notabilité provinciale. Mieux vaut prendre des mesures concrètes que de multiplier de simples effets d’annonces destinées à apaiser voire distraire les victimes indignées.  

L’ordre d’intervention semble étrange en ce sens qu’il débute par là où il doit finir. A-t-on commencé par la fin à cause de la faim prolongée des victimes ? La commémoration est un chaînon de la justice transitionnelle. Elle devrait être précédée par la justice, la vérité, la réhabilitation des victimes et finir par la réparation. Quelle invention incongrue : réparation intermédiaire et forfaitaire, en attendant ! Comment un Etat qui a failli à son devoir de protéger ses citoyens et ses habitants peut-il faire des réparations intermédiaires ? Il doit tout simplement réparer, quitte à lui de rechercher les auteurs de ces violations graves des droits humains et exiger d’eux le remboursement des réparations faites par lui. La réparation ne peut pas être forfaitaire et identique/égalitaire pour toutes les victimes : elle est proportionnelle aux préjudices / traumatismes subis. Des victimes disent avoir reçu de FRIVAO une indemnisation de 250 USD par personne. En marge de la commémoration, quelque dix-huit victimes ont reçu 2000 USD chacune, soit 36000 USD ! Kisangani, victime de Kinshasa ! 

A voir la forte délégation nationale venue de la lointaine Kinshasa, les victimes seraient en droit de s’attendre à une juste indemnisation. Les Boyomais ne comprennent pas pourquoi les dépenses de la commémoration dépassent très largement les réparations intérimaires forfaitaires versées aux victimes. Le règne des saigneurs du Trésor a de beaux jours devant nous dans la république privatisée. Les fonds versés par un des auteurs des crimes graves ont fait des vagues et de nouvelles victimes. Ces fonds ont été détournés et retournés aux décideurs de tous bords dont des auteurs des crimes dénoncés. Détourner les fonds des victimes, c’est les massacrer, les violenter deux fois. Constat amer : Victime un jour, victime toujours ! La commémoration a assommé les victimes et fait de nouvelles victimes à Kisangani : aux côtés des victimes abusées, déboutées et désabusées, figurent désormais les hôteliers avec 400 chambres d’hôtel impayées par la pléthorique délégation kinoise venue (en villégiature ???) à Kisangani. Kisangani inapita bulaya (entendu ici Kisangani dépasse l’Europe) : ville est victime de sa réputation ! Les missionnaires sont rentrés avec leurs frais de mission à Kinshasa ! Pire, la province de la Tshopo se retrouve saignée et endettée pour financer la commémoration malgré le million de dollars décaissé d’en haut, mais jamais perçu à Kisangani : l’autorité provinciale a dû se débattre comme un diable dans un bénitier pour assurer le service, aux frais locaux.  

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Une avant dernière catégorie de victimes comprend la coordination et le conseil d’administration du FRIVAO, la direction générale de la SNEL et celle de l’OVD, arrêtés temporairement pour faire taire la grogne des victimes et célébrer avec faste et dans la tranquillité le génocide des Congolais qui se perpétue depuis trente ans. Sacré Congo ! Plus grave, l’essentiel passe à la trappe : la fin de l’impunité qui alimente le génocide. Ce qui passe par la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle : justice, vérité, réparations, garanties de non répétition. Justement les garanties de non répétition exigent des réformes institutionnelles profondes (armée, police, justice, administration, lois, etc.) et le vetting (nettoyer le gouvernement, le parlement, l’armée, la police, les services de sécurité et la fonction publique de tous les auteurs présumés des crimes graves). Sur ce point, il y a lieu de se consoler, tant soit peu, du défaut de l’un des criminels présumés à la commémoration de Kisangani. Son absence, justifiée au regard de son passé trouble quant au génocide congolais, a été fort remarquée et commentée dans l’opinion et les réseaux sociaux. 

Une authentique commémoration doit éviter d’être ostentatoirement voire attentatoirement instrumentale, émotionnelle, pour ne pas distraire la nation. Elle doit viser à donner des garanties de non répétition. Autrement, elle ne fait que souiller la mémoire des défunts et se moquer des victimes et des survivants dont la souffrance devient ainsi plus douloureuse. La meilleure commémoration doit rassurer les victimes et la nation que l’Etat a pris le taureau par les cornes en adressant, sans délai, au conseil de sécurité des Nations Unies, une demande formelle d’un tribunal pénal spécial pour la RDC ou au moins des chambres mixtes pour poursuivre les crimes internationaux les plus graves commis sur son territoire. Les bourreaux génocidaires, qui qu’ils soient, où qu’ils se trouvent, ne devraient jamais avoir une petite seconde de répit comme d’autres nations l’ont démontré. Dans la litanie des victimes du 2 août 2024, il y a également et étrangement l’artificier/la cheville ouvrière de la commémoration, un jeune turc membre du gouvernement, le justicier de la république selon certains : il est lui-même accusé de détournement des fonds des réparations par les victimes qui ont carrément barricadé la route de Simisimi et manifesté bruyamment avec des calicots hostiles.  

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La dernière victime et non des moindres de la kinoiserie du 2 août 2024, c’est la Société civile locale. Elle a été mise à l’écart malgré son combat de longue date pour les droits des victimes, contre le genocost, pour un tribunal pénal spécial pour la RDC. Mieux, elle a l’habitude de commémorer les différentes affres de la barbarie humaine dans cette partie du monde, depuis des années. Intimidée et menacée par la police politique, elle a dû se résoudre à organiser sobrement une commémoration parallèle en soirée sur la place du rond-point du Canon avec cierges allumées et sans faste ni show, sans payer les participants venus par patriotisme et humanisme. Kisangani, victime un jour, victime toujours ? Brisons la glace et le cycle des malheurs des Boyomais et des Congolais. Tout n’est pas marchandable. Nul ne devrait faire d’un tragique drame humain un fonds de commerce (politicien) ! Par pudeur et par décence, au moins ! 

Ainsi pensé et écrit à Kisangani en ce lundi 05 août 2024 

Par un citoyen intellectuel libre  

Alphonse Maindo

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3 commentaires

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