Intervenons-nous

Comme depuis plusieurs années, le Docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018 n’a pas manqué de penser aux populations de Katogota qui commémorent ce 14 mai 2021, les 21 ans du massacre de 2000 perpétré par la branche armée du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD).

Dans une allocution lue par Emery Habamungu, son représentant à Katogota, le Docteur Mukwege rappelle que nos martyrs d’hier et d’aujourd’hui méritent nos égards et notre estime.

« C’est de notre devoir de les magnifier. Ce serait naïf d’attendre de ceux qui les ont fauché, souvent à la fleur de l’âge, de les mettre à l’honneur », dit Mukwege aux habitants de Katogota.

Intraitable quand il s’agit de demander justice pour les victimes des crimes odieux, dont ceux répertoriés dans le rapport mapping de l’ONU, Mukwege appelle encore une fois à se mobiliser pour la mise en œuvre des recommandations de ce rapport.

« Je vous invite à unir nos forces dans le plaidoyer pour la mise en œuvre des résolutions du Rapport Mapping. Avec la justice pour tous, j’ai l’espoir que sur ce sol sanglant de Katogota, germeront les graines d’une paix durable », poursuit Denis Mukwege.

Ci-dessous l’Allocution du Dr Mukwege à l’occasion de la commémoration du massacre de Katogota

« Mes chers frères et sœurs de Katogota,

Mesdames et Messieurs,

Aujourd’hui, vous êtes réunis dans la solennité devant ce monument du souvenir de Katogota pour rendre hommage aux hommes, aux femmes, aux enfants, à nos frères et sœurs, victimes innocentes du massacre commis le 14/05/2000 dans cette entité.  Vingt-et-un an après, ce drame marque encore cruellement la mémoire de la population de Katogota, du Sud-Kivu et de la Rd Congo.

Sur ce monument, il est écrit à l’encre du sang versé en cette date horrible que plus de 375 personnes furent tuées.

Sur ce monument il est également écrit à l’encre de la grandeur que la mémoire des victimes est éternelle.

Mes chers frères et sœurs,

En ces temps où de plus en plus les esprits cèdent à des distractions diverses, continuer ainsi à honorer nos morts, 21ans après, est véritablement un acte de courage, de responsabilité et de dignité.

En ce jour de souvenir et de recueillement, le service à nos malades ne m’a malheureusement pas permis d’être présent parmi vous. Cependant, sachez que de l’hôpital de Panzi où je me trouve à l’instant, je suis en communion avec vous.

Je partage la douleur des rescapés et des familles éprouvées qui depuis deux décennies survivent au prix d’énormes souffrances silencieuses. Leur douleur est l’emblème des blessures que l’impunité dont jouissent les auteurs de ces crimes ravive.

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Mesdames et Messieurs,

Chers frères et sœurs,

Commémorer cette date, c’est briser l’armure de l’indifférence qui couvre ce crime odieux et tend à le confiner avec cynisme dans l’oubli.

Commémorer cette date, c’est donc résister vaillamment contre l’oubli des massacres de Katogota, mais aussi ceux de Lemera,  Makobola, Mutarule, Kiliba, Kasika, Mwenga, Kaniola, Kaziba, Kenge et tant d’autres régions de notre pays.

Commémorer cette date, c’est aussi rappeler que tout au long de son histoire, dans sa longue lutte pour sa liberté et sa dignité, de l’esclavage à aujourd’hui, notre peuple a connu des terribles épreuves, il a parfois mis un genou à terre, mais jamais il n’a jeté l’éponge.

Nous devrions transmettre cette mémoire de ténacité aux  générations à venir. Leur rappeler que nos ancêtres ses sont toujours relevés des épreuves et que nous-mêmes avons gardé la tête haute face au carnage, ayant causé 5,4 millions de morts  en Rd Congo selon l’ONG américaine International Rescue Committe (IRC) pour la seule période de 1998 à 2003. Un cataclysme qui a fait du conflit dans notre pays le plus meurtrier depuis la deuxième guerre mondiale et le décompte macabre se poursuit.

Mes chers frères et sœurs,

Votre acte d’aujourd’hui symbolise votre appartenance à un des chapitres douloureux de l’histoire de notre Nation. Il symbolise aussi la communion de destin avec les victimes d’hier et ceux d’aujourd’hui à Beni, en Ituri, et ailleurs.

Nos martyrs d’hier et d’aujourd’hui méritent nos égards et notre estime. C’est de notre devoir de les magnifier. Ce serait naïf d’attendre de ceux qui les ont fauché, souvent à la fleur de l’âge, de les mettre à l’honneur.

Par moment, certains bonnes âmes arguent qu’il serait plus sain de refouler dans l’oubli ce passé tourmenté, soi-disant pour ne pas attiser la haine et pour garantir à la société une paix de cimetières.

Une telle assertion fait fi des leçons de l’histoire de notre humanité. L’histoire nous apprend que partout où l’on a empêché les gens de pleurer leurs morts, de réclamer justice et réparations pour les leurs, le feu de la rage enfouie sous les cendres s’est, tôt ou tard réveillé comme un volcan pour tout décimer sur son passage. Les exemples sont légion dans notre région des Grands-Lacs, en Afrique et dans le monde.

Nous devons faire en sorte que notre population et surtout notre jeunesse n’oublie pas son histoire; car un peuple qui oublie son histoire donne libre cours à la réédition de ses tragédies. Et, comme a dit le Marechal Foch, « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ».

Mesdames et Messieurs,

Chers frères et sœurs,

En ce jour d’indignation où la colère des survivants gronde encore, replongeons-nous  dans le contexte de l’époque pour mieux comprendre ce qui s’était passé.

Le Rapport Mapping des Nations Unies note que le 14 mai 2000, des éléments de l’ANC ( la branche armée du groupe rebelle Rassemblement Congolais pour la Démocratie)  ont tué plusieurs dizaines de civils dans le village de Katogota, entre Bukavu et Uvira, dans le territoire d’Uvira. Les militaires sont arrivés à Katogota en camion et ont commencé à tuer les villageois, maison par maison. Certains ont été tués par balle et d’autres sont morts brûlés vifs lorsque les militaires ont incendié leurs maisons. Le nombre total de victimes est difficile à estimer car les militaires ont interdit l’accès au village pendant plusieurs jours au cours desquels ils ont brûlé et jeté de nombreux corps dans la rivière Ruzizi. Le massacre a été commis suite à la mort d’un commandant de l’ANC dans une embuscade attribuée aux éléments du CNDD-FDD.

Bien que les auteurs présumés de ce crime odieux soient clairement identifiés dans ce rapport et par la population, à ce jour, aucune poursuite judiciaire n’a été faite. Les personnes incriminées se la coulent douce. Plusieurs d’entre eux ont même occupé ou occupent encore des hautes fonctions au sein du Gouvernement et de l’armée congolaise.

L’impunité est la plus grande tragédie de la RD Congo. En 2010, le Rapport Mapping de Nations Unies avait répertorié 617 cas de violations graves des droits humains commises en Rdc entre 1993 à 2003. Selon les experts de l’ONU, certains de ces crimes pourraient être qualifiés par un tribunal compétent, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité voire de crime génocide. Les viols des femmes, d’hommes et des enfants, parfois des bébés d’à peine quelques mois, font partie des violences documentées.

Dix ans après la publication du Rapport Mapping, ses recommandations n’ont toujours pas été mises en œuvre. A ce jour, l’ampleur des crimes commis en RDC contraste gravement avec l’impunité qui est la règle.

Au fil des ans, dans les solutions aux guerres, les différents Gouvernements congolais et la communauté internationale ont privilégié des solutions militaires et des arrangements politiques en sacrifiant l’exigence de la justice comme un pilier important de la paix durable et de la réconciliation en RDC et dans la région des grands lacs africains.

Ces arrangements politiques ont permis à des chefs de guerres impliqués dans des violations des droits humains à être intégrés dans l’armée, la police, les services des renseignements congolais avec des rôles de commandement, au grand dam du traumatisme des victimes et des populations. Des acteurs  civils ayant appartenu à des mouvements politiques qui ont déclenché  les guerres et nourris les conflits, ont également acquis des postes politiques de haut niveau dans le pays.

Ces stratégies politiques et militaires ont dans une grande mesure échoué. Elles ont conduit à un bourbier, en légitimant la violence et le crime comme mode d’accès au pouvoir. Elles ont hypothéqué la paix véritable et durable.

Lire aussi: 20ème anniversaire du massacre de Katogota : « Il est temps de déterrer le Rapport Mapping » (Dr Denis Mukwege)

Les tragédies actuelles de Beni, de l’Ituri, de Minembwe, de Kalehe et d’autres régions de la RDC sont en grande partie le corollaire de cette stratégie d’arrangements de court terme. Ces stratégies ont échoué. Il est temps de recourir à la lutte contre l’impunité, à la justice transitionnelle au travers de l’instauration des tribunaux mixtes internationalisés ou d’un Tribunal Pénal International pour la RDC. Je suis persuadé que la justice est un impératif de la paix, du pardon et de la réconciliation en Rdc et dans la région des Grands-Lacs africains. Sans justice il n’y aura pas de véritable réconciliation et  de paix durable.

Dans le cadre de la justice transitionnelle il est important que les victimes des exactions aient une place de choix dans un procès répressif. Elles devraient avoir la possibilité de s’exprimer sur les abus dont elles ont été victimes. Elles ont droit de savoir qui en sont les auteurs et quels étaient leurs mobiles.

Les victimes gardant souvent un traumatisme enfoui de crimes subis, elles ont droit à la vérité, à des réparations et aussi de savoir que leur bourreaux ont été condamnés pour leurs crimes.

Mesdames et Messieurs,

Telle est la raison de notre plaidoyer au niveau national et international pour que les milliers des veuves, des veufs, d’orphelins, des familles éplorées de Katogota et de toutes les provinces de notre pays soient enfin entendues. Que les tribunaux se saisissent de leurs dossiers,  que le droit soit dit et que justice soit faite.

Mes chers frères et sœurs de Katogota,

En ce dur moment de commémoration de l’indicible, je termine en vous assurant de toute ma compassion. Je vous invite à unir nos forces dans le plaidoyer pour la mise en œuvre des résolutions du Rapport Mapping. Avec la justice pour tous, j’ai l’espoir que sur ce sol sanglant de Katogota, germeront les graines d’une paix durable.

Lire aussi: Massacre de Katogota: 20 ans après, la justice peine à se saisir, s’indigne Robert Njangala

Dans l’attente, la Fondation Panzi dont un bureau d’antenne est opérationnel à Katogota depuis 2013 sera toujours aux côtés de la population de cette entité au travers des activités de formations aux métiers, de la distribution des kits de réinsertion socioéconomique post-formations, de l’organisation des  femmes en mutuelles de solidarité,  de l’appui financier et technique aux activités génératrices des revenus pour les femmes, du programme d’éducation à la masculinité positive, l’équité du genre et la promotion du leadership féminin, de l’appui à la scolarisation des enfants, de l’appui à la réinsertion socio-économique des enfants et femmes sorties des carrés miniers et de deux cliniques juridiques sont opérationnelles à Luvungi.

Mes chers frères et sœurs de Katogota,

Gardons foi dans l’avenir. N’oublions jamais que la force de l’amour a toujours triomphé sur la haine et la barbarie. Quelles que soient nos origines sociales, communautaires, ethniques, quelles que soient nos différences nous sommes appelés à faire humanité ensemble. Alors, chers frères et sœurs, cheminons ensemble sur le chemin de l’espérance et de la paix. Ce sera le plus bel hommage que nous rendrons à nos martyrs.

Je vous remercie.

Fait à Bukavu le 14/05/2021

Dr Denis Mukwege. »

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